L’art dit « écologique » est l’objet de cette conférence : ses fondations, ses développements, sa réalité actuelle, entre esthétisation, dénonciation, activisme et souci du care universel.
Ce type de création aujourd’hui en notoire devenir sera présentée, lors de cette conférence, dans cet esprit : d’une part, donner un aperçu de ce que sont ses formes fétiches ; rappeler en quoi, d’autre part, sa légitimité est aussi à présent bien assise, jusqu’à ce point : les formes de création artistique qui traitent des questions environnementales pourraient bien être aujourd’hui, par ordre d’urgence et de nécessité, les plus importantes qui soient. Leur but, rien moins, est de mobiliser les esprits au profit du dernier en date des combats décisifs que l’humanité ait à mener, celui de sa propre survie – un combat dont rien n’indique à ce jour qu’il puisse être mené jusqu’à la victoire.
Présenter les formes actuelles de la création plasticienne consacrées à la nature, à sa préservation, aux défis environnementaux, à l’alliance entre nature et humanité, c’est peu ou pour tisser les linéaments d’un art que l’on peut oser qualifier d’« écologique »,
d’un adjectif passe-partout et sans doute insatisfaisant.
Rappelons pour commencer ce qu’est l’écologie, et plus largement tout ce qui ressortit de l’« écologique ». Revenons au dictionnaire, par souci de précision.
Au plus court, on entend par « écologie », terme créé en 1866 par le zoologiste et biologiste allemand Ernst Hackel (et utilisé pour ma première fois dans la préface de son ouvrage Natürliche Schöpfungsgeschichte, publié en 1867), ou par « écologique » :
1, en biologie, « la partie de la biologie qui étudie les relations et les interactions entre un organisme vivant et son milieu de vie », ou, comme le stipule le spécialiste Philippe Descola, « la science des interactions entre les organismes dans un milieu (ainsi que) les conséquences des actions sur l'environnement. » 1
2, En sociologie, « l’étude des relations entre l’être humain considéré comme être social et le milieu socio- économique dans lequel il évolue. »
3, En politique, « tout mouvement qui considère les relations entre les activités humaines et l'environnement sous l'angle de l'action politique, dans le but de protéger à la fois les êtres humains et l'environnement ; toute doctrine qui se donne pour
1 Philippe d’Escola, interview par Olivier Pascal-Moussellard, Télérama n°3392, janvier 2015.
objectif une meilleure adaptation de l'homme dans son environnement naturel. »
2 En termes d’étymologie, à présent :
« Écologie (1910). De l’allemand Ökologie ; l’emprunt à l’allemand a peut-être été fait par l’intermédiaire de l’anglais œcology attesté dès 1873. »
3 Dans le détail :
« Étymol. et Hist. 1910 (Actes du IIIe Congrès internat. de bot., Bruxelles, vol. 1, p. 120 [Cr. des travaux de Paul Jaccard et Charles Flahault] : Le terme ‘’Écologie’’ comprend l'ensemble des relations existantes entre les individus végétaux ou les associations végétales d'une part et la station d'autre part (ο ι ̃ κ ο ς=demeure=station=milieu). Empr. à l'all.Ökologie (composé du gr. ο ι ̃ κ ο ς ‘’maison’’ et de λ ο ́ γ ο ς ‘’discours’’ ). » 4 « Écologie », « écologique » : ce qu’enseignent le lexique et les entrées de la lexicographie consacrées à ces termes met en avant le « milieu », la question du lieuquel’onhabite,ausenspremierdel’οι ̃κος,la « maison », « l’endroit où l’on demeure ». Or cette « maison », cet « endroit où l’on demeure », pour peu que l’on passe de l’échelle domestique à l’échelle environnementale, c’est la nature même, rien de moins. Entendre, au regard de notre position de Terriens, la planète Terre elle-même et sa biosphère,
2 https://fr.wiktionary.org/wiki/écologie. 3 Idem.
4 http://www.cnrtl.fr/etymologie/écologie
Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,
cet organisme vivant qui représente jusqu’à nouvel ordre le seul espace où nous puissions prendre nos quartiers vitaux.
« Écologie », « écologique », ces mots ne se limitent donc pas à nous inciter à connaître, par le logos, la Raison, la science, notre milieu de vie. Parallèlement à ce travail de connaissance, et en surcroît de l’intérêt témoigné pour celui-ci, l’écologie implique une intelligence de la présence, cette intelligence qui consiste déjà à préserver ce que l’on a. L’écologie insiste volontiers sur cette thématique, devenue un leitmotiv : la Terre, notre planète, voilà bien tout ce que possèdent les humains. Coloniser l’espace pour trouver une possibilité d’échappée, plus d’autres ressources que les ressources terrestres ? N’y songeons même pas. Prendre soin de notre capital terrestre est dès lors primordial, un capital terrestre, comme l’on sait, déjà plus qu’entamé, dont la fonte actuelle à grande vitesse ferait peser sur l’espèce humaine les pires menaces, celle de l’extinction y compris, s’il faut en croire les spécialistes.
Cet appui mis sur la définition du terme « écologie » a cette raison d’être : faire valoir qu’un art écologique bien compris ne peut se contenir à des œuvres qui évoquent la beauté ou la pureté de la nature. Ces œuvres, aux prises avec la question des évolutions actuellement négatives de la « maison Terre », doivent encore se proposer comme une incitation à trouver des solutions, à faire le bon ménage, dans le sens du sauvetage et de la reformation des liens harmonieux entre l’humain et soin cadre environnemental de vie.
Ceci posé, la prudence est de mise, en termes de qualification. Car ce n’est pas parce qu’une œuvre d’art traite de la nature et du respect à lui témoigner qu’elle est forcément « écologique ». On peut en arguer avec deux exemples au sens plutôt ambivalent :
Premier exemple, Gina Pane, Terre protégée, une œuvre des années 1970 : Gina Pane, en 1970, s’isole dans un coin de campagne de l’Ouest français dans le but d’y réaliser l’action Terre Protégée (1970). L’artiste s’allonge dos contre le sol nu puis ouvre et maintient ses bras en croix. Comme à tenir contre elle la terre tout entière. Comme à faire rempart contre ses ennemis potentiels. Agit-elle bien de façon « écologique » ? Pas de son propre aveu, pour autant que l’on sache.
Passons quelques décennies et prenons un second exemple : Sarah Trouche, Aral Revival (2013) 5. Cette performance spectaculaire, cette artiste française la réalise dans le périmètre devenu désertique de la mer d’Aral, aux accents là encore « écologiques ». Voici quelques années, il y avait là de l’eau, des pêcheurs, des bateaux ? Il ne reste plus que du sable, à perte de vue, et des épaves. La surexploitation agricole couplée à une irrigation mal maîtrisée, à force d’obstination, a asséché en large part cette mer intérieure. Une épaisse couche de sodium recouvre le sable. Les vents, soulevant des poussières nocives, sont devenus imprévisibles. Sarah Trouche s’est hissée sur la carcasse d’un bateau abandonné, nue, son corps enduit de peinture
5 Une performance réalisée dans le cimetière aux bateaux de la ville d’Aralsk (Kazakhstan).
bleue – le bleu de cette eau que des décennies de culture intensive du coton ont chassée de la zone. Elle tient au bout de ses bras, déployé, le drapeau de la République du Kazakhstan. Comme à vouloir, symboliquement, résister à la dureté devenue inhumaine de la zone, un univers asséché d’où a été chassée toute vie humaine.
Une telle démonstration de la volonté humaine de résister coûte que coûte, d’occuper le terrain où la mort environnementale a pris ses quartiers est-elle, stricto sensu, « écologique » ? Classifie-t-elle à elle seule Sarah Trouche comme éco-artiste ? Oui de façon ponctuelle. Étant bien entendu, pour solde de tout compte, que l’œuvre de Trouche appréhendée dans son ensemble signale que les questions liées à l’environnement ne sont pas les seules qui captent l’attention de cette plasticienne, tant s’en faut.
*
Première question à poser dans cette conférence, la plus logique qui soit : quand donc commence, dans l’histoire de l’art, l’art que l’on peut dire « écologique », c’est-à-dire, en s’en tenant au sens le plus strict de ce terme, « qui entretient un rapport avec les milieux et avec les êtres vivants, en liaison avec l’environnement et plus généralement avec la nature » ?
Il n’y a pas, en la matière, de date de fondation précise, pas d’œuvre d’art qui serait sans conteste la première du genre. Une certitude néanmoins : le souci écologique, mais alors de façon très marginale, éclot
dans le champ des arts plastiques avec les années 1930, 1940, non sans synchronicité avec certaines catastrophes écologiques saisissantes – le Dust Bowl d’Oklahoma, que décrit Steinbeck dans Les Raisins de la colère, par exemple. Le cumul, ici, de la sécheresse, du vent des plaines et de labours intensifs aboutit à la suppression totale du sol, dégagé sous forme de poussière jusqu’à la roche-mère.
Citons, au registre des commencements, certains travaux plastiques d’Isamu Noguchi. Cet artiste nippo-américain actif aux Etats-Unis, au moment du New Deal, envisage alors de grandes interventions plasticiennes dans la nature, des « sculptures que l’on pourrait voir depuis la planète Mars », selon sa propre formule, le prototype des formes d’art dans le paysage qui se développeront bientôt çà et là (il échouera à imposer ses projets mais l’intention est là). Noguchi développe en parallèle un travail de sculpture suggestif rendant compte de l’état abîmé de la planète : voir Terre torturée, 1943. Ce précurseur, tout à la fois, du Land art et de l’art écologique proprement dit reste méconnu, et son apport à l’art écologique ou environnemental, jusqu’à présent, éclipsé. Un vide historique qu’il convient de corriger et qui est en train de l’être – une grande exposition qui lui est consacrée vient d’ailleurs d’ouvrir à Washington il y a moins d’un mois, « Isamu Noguchi, Archaic/Modern », au Smithsonian American Art Museum, le SAAM.
C’est avec les années 1970 que le thème écologique commence à solliciter plus nettement le monde de l’art. Rien d’étonnant quand, dans le même temps, on crée une Journée internationale de la Terre (en 1970) et, çà et là, des formations politiques engagées dans le combat écologique. Le texte Silent Spring, « Printemps silencieux », de la biologiste américaine Rachel Carson, est alors dans toutes les têtes. Dans ce petit livre prophétique, Carson rend compte des dégâts environnementaux causés par le DDT et les pesticides, bien réels, et dont on mesure aujourd’hui le bilan catastrophique. Les animaux, les humains tombent malades, la nature meurt, se tait, le pacte environnemental entre humains et monde naturel se brise, écrit Rachel Carson, le printemps de la nature devient son hiver.
Les années 1970, ce sont aussi les désastres causés par l’industrie chimique, l’urbanisation à outrance, la surconsommation et la culture du gaspillage et du déchet, outre le développement, à large échelle, du nucléaire civil. Cette réalité pèse d’un poids sans pareil, elle conditionne l’émergence, solide cette fois, d’un art résolument écologique, engagé et politique le plus clair du temps, montrant que la prise de conscience fait son chemin.
Quelques créations significatives de l’époque, en guise d’illustration concrète.
En 1974, Gordon Matta-Clark et George Downey mettent en service à Manhattan, dans Wall Street, leur Fresh Air Cart, un quadricycle équipé de masques à oxygène offert à la libre disposition des passants.
En 1975, pour protester contre la disparition des marais d’Eindhoven pour cause de polarisation, Joseph Beuys crée sa performance Aktion im Moor (« Action dans les marais »), qui consiste à s’immerger tout habillé dans l’eau chargée de sédiments et à tenter de s’y agréger du mieux possible.
Le même Jospeh Beuys, en 1982, lance à Kassel son opération 7 000 chênes, au moment où la forêt allemande crève sous les pluies acides : sept mille chênes, avec l’aide de la population locale, sont plantés à Kassel et dans les environs de cette ville westphalienne, chaque arbre planté, devenu une figure totémique, étant matérialisé par un bloc de basalte. Cette opération connaîtra une suite historique deux décennies plus tard, au début des années 2000, lorsque Heather Ackroyd et Dan Harvey, deux artistes britanniques, décident de se rendre à Kassel, de récupérer les glands produits par les chênes de Beuys et de leur donner l’occasion d’être plantés, de germer et d’engendrer de nouveaux arbres hors d’Allemagne et en tous points du globe. C’est l’opération Beuys’ Acorns, toujours en cours aujourd’hui, menée dans l’esprit du recyclage et du développement durable.
Sans entrer dans un détail fastidieux, disons synthétiquement que les œuvres d’art d’essence écologique, bientôt, se font plus visibles, ne seraient- elles jamais envahissantes.
Nicolas Uriburu, dès les années 1960, colorise fleuves et estuaires avec un agent vert non polluant, à toutes fins d’alerter sur la pollution des eaux.
Alan Sonfist, en 975, installe un Time landscape à New York.
Agnes Denes, en 1982, plante un champ de blé dans Manhattan, à Battery Park, Wheatfield ;
Mel Chin suscite de façon collaborative, avec les populations où il intervient, la création de Revival Fields, des zones végétales préservées ;
Kathryn Miller, avec ses Seed Bombings, met au point des projectiles chargés de graines destinés à fertiliser dans les villes les espaces en état de besoin de végétation...
Helen Mayer Harrison et Newton Harrison, Portable Fish Farm Survival Piece, 1971.
On l’aura noté : du point de vue formel, ce type de créations se fait volontiers « contextuel ».
Qu’entendre par là ? On agit non pas de manière isolée, séparatiste, idéaliste mais au contraire de façon le plus souvent réaliste, sociale, impliquée, dans un contexte spécifique où le critère écologique est de la première importance : des zones polluées, des espaces où la nature a fait faux bond, des milieux menacés par l’action destructrice de l’homme... L’art se constitue pour l’occasion comme une formule de correction, de compensation et d’exemplarité.
*
C’est ce même esprit qui préside en fait depuis un quart de siècle et aujourd’hui encore aux toujours plus nombreuses entreprises artistiques dont l’écologie ou la question environnementale sont les fondements. On n’est jamais loin, les concernant, d’un useful art, d’un art de l’utilité. Les moins gratuites des formes actuelles de création artistique, donc. Et celles, du même coup, qui pourraient en venir à disqualifier sinon à périmer les formes d’art encore largement dominantes aujourd’hui, réglées comme l’on sait par le souci de l’autonomie, de l’expression privée et idiosyncrasique, du spectacle et de la démonstration esthétique.
Depuis le tournant du 21ème siècle, la création artistique de nature écologique connaît un réel développement. Un grand nombre d’artistes, en croissance qui plus est, est au travail, qu’il s’agisse de marquer le souci de la préservation de la nature (Lucy & Jorge Orta, Andrea Polli), de sa glorification (Baily, Corby & Mackenzie, Nicole Dextras, Mat Costello), d’une poétisation des biosciences (Brandon Ballengée...) ou de l’activisme pur et simple (Free Soil, Artist as Family, Thierry Boutonnier, N55). Des expositions lui sont consacrées, dans le sillage de l’exposition « Beyond Green: Towards a Sustainable Art », en 2007-2008. Des structures institutionnelles ou non s’activent en vue de sa promotion : le site Web Greenmuseum, par exemple, ou des collectifs tels que COAL ou Art of Change 21 en France.
On commence de la sorte à parler toujours plus, avec le début du 21e siècle, d’un art de l’« anthropocène », c’est-à-dire caractéristique d’une époque où les effets de l’activité humaine viennent s’ajouter aux effets de l’activité naturelle elle-même, en matière de pollution notamment, au point d’influer de façon décisive sur le développement des écosystèmes – pour information, l’activité humaine rejette aujourd’hui dans l’atmosphère au moins cinq fois plus de GES que les volcans.
Bref, le propos écologique tel que s’en empare l’art contemporain se fait de moins en moins singulier et de plus en plus commun, en phase en somme avec les préoccupations écologiques qui sont aujourd’hui les nôtres.
En déplorant certes cette classification un peu arbitraire, et incontestablement simplificatrice, je voudrais à présent « sérier » les différentes formes contemporaines de création plasticienne de nature écologique. Je vais procéder en pointant quatre grandes entrées, plus une entrée subsidiaire :
1, la nature inspiratrice ;
2, la dénonciation ;
3, l’art du bios, les bio-artistes ;
4, l’art activiste écologique (l’« artivisme », comme on
le dit, ce mixte d’engagement intellectuel et d’action
concrète).
L’entrée subsidiaire sera consacrée à la question des prises en charge éco-artistiques de l’arbre, enfin, en rapport avec l’exposition « Dendromorphies - Créer avec l’arbre », qui a lieu en ce moment, à Paris, à Topographie de l’art (jusqu’au 11 janvier 2017).
En termes méthodologiques, au lieu, pour chaque entrée, de multiplier les exemples – qui sont nombreux –, je me focaliserai chaque fois sur quelques œuvres significatives, de nature à éclairer et clarifier la nature du rapport à l’environnement.
*1, la nature inspiratrice ;
Rogan Brown, œuvres en papier.
Christiane Geoffroy, L’Ange des mers.
Suky Best (Angleterre, 1962) et la fiction : les faux papillons dans le paysage.
Ruri (Islande, 1951), une femme : les cascades islandaises.
Nicole Dextras, Canada, 1956, robes naturelles.
Vaughn Bell, US, 1978, (femme, ) Village Green, 2008 : des « Personnal Biospheres », comme le dit l’artiste.
*2, la dénonciation ;
Nadav Kander, photographe israélien.
Daniel Beltra, photographe espagnol.
Mitch Epstein, US, 1952. Photographie les zones victimes de catastrophes naturelles ou écologiques.
Minerva Cuevas, Mexique, série Idrocarburas, 2007.
HA Schult, Trash People.
Eve Mosher, US, 1969, HighWater Line, 2007 : à Manhattan.
Haubitz+Zoche, allemandes, deux femmes, 1959 et 1965, basées à Zurich : waterknowsnowalls, à Copenhague, le trait bleu. À Copenhague encore, transforment un clocher en phare.
David Buckland, GB, 1949, Ice Texts. Expédition dans le grand nord norvégien, projections de textes sur de vieux glaciers (100 000 ans d’âge) en train de fondre.
Brandon Ballengée, US, 1974, Collapse, 2012. Un totem dressé aux espèces risquant la de disparition. Plus de 20 000 spécimens de 370 espèces de poissons ou d’organismes marins du Golfe du Mexique : nombre d’entre eux montrent des lésions, des malformations (dauphins nés sans yeux, par exemple).
*3, l’art du bios, bio-artistes ;
Comme l’écrivent les animateurs du DECALAB, un centre de recherche universitaire français, s’intéressant au bio-art : « Le bio-art décrit une évolution récente de l'art contemporain, prenant pour medium les ressources plastiques offertes par les biotechnologies. Culture de tissus vivants (Art orienté objet), modifications génétiques (Eduardo Kac), morphologiques (Marta de Menezes), constructions analytiques et biomécaniques (Symbiotica) ont toutes été exploitées par des artistes qui s'approprient des techniques et des thèmes de réflexion très controversés aujourd'hui. Ces expérimentations sont parfois en relation avec le propre corps de l'artiste (culture de sa propre peau, transfusion de sang de cheval rendu compatible...), et mettent à nu les peurs traditionnellement inspirées par la technologie. Le bio-artiste le plus connu est sans doute Eduardo Kac, dont la ‘’création’’ de la lapine Alba avec l'INRA a été très médiatisée. »
En fait, une sorte de continuation et de consécration artistique des propos du théoricien des gestes Vilèm Flusser dans Artforum, tenus en 1988 : « Pourquoi est-ce que les chiens ne sont pas déjà bleus avec des points rouges, que les chevaux n’irradient pas de couleurs phosphorescentes dans l’ombre nocturne de la campagne ? (...) Nous avons appris des techniques qui rendent finalement concevable la création d’espèces végétales et animales selon nos propres programmes
pouvons maintenant faire des êtres vivants artificiels,
(...) Nous des œuvres d’art vivantes.»
Si le bio-art n’est pas au sens strict écologique, il renvoie à l’écriture écologique dans la mesure où il évoque fortement un des aspects les plus inquiétants de la dérive biotechnologique, sur fond de manipulation biologique et d’idéologie « transhumaniste ». Car on peut aisément en lire les créations en creux, à rebours, comme des avertissements à toucher d’un peu trop près la nature dans le but de la modifier.
Linda Molenaar, Hollande, Cow.
Art orienté objet : Marion Laval-Jeantet, Benoît
Mangin.
Symbiotica : Oron Catts, Ionat Zurr, Guy Ben Ary.
Eduardo Kac.
4, l’art activiste écologique (l’« artivisme », comme on
le dit, ce mixte d’engagement intellectuel et d’action
concrète).
Gustav Metzger.
Amy Balkin, US, 1967, Public Smog, 2009.
Artists as Family, Australie, 2009. La famille Jones, parents et enfants, vivant dans l’Australie rurale. Création de projets qui explore les circuits courts pour la nourriture et l’utilisation des ressources, ainsi que les techniques de la permaculture. Appel à des volontaires, création participative. Plans de jardins, qui sont comme des compositions artistiques.
Tattfoo Tan, Malaisie, 1975, SOS Mobile Gardens, 2009.
Orta, Drinkwater.
Free Soil, fondé en 2004, international. Artistes, chercheurs, jardiniers. Un travail sur l’orange, notamment, ses circuits de production-consommation, campagne de type « The Right to Know ! » Changer le comportement des consommateurs.
Lara Almarcegui, Espagne, 1962, A Wasteland in Rotterdam Harbour, 2003-2018.
Dan Peterman et le recyclage.
Mettre en avant un principe de réparation, dans cette optique, est pour l’artiste d’une logique imparable. En condamnant de concert la gratuité. Représenter, en somme, ne suffit pas, encore faut-il, en tant qu’artiste, se faire activiste, « contre-produire » – comprendre, au regard de la perspective écologique devenue de rigueur, produire du bios contre le non-bios qu’engendre l’économie écologiquement dévastatrice de l’homme du commun. Doit prévaloir, dans cet engagement, un souci de compensation, symboliquement mais aussi de manière concrète.
*
L’entrée subsidiaire, à présent, consacrée à la question des prises en charge éco-artistiques de l’arbre, en rapport avec l’exposition « Dendromorphies - Créer avec l’arbre ».
Pourquoi l’intérêt de l’éco-art pour l’arbre ? La réponse va de soi. Citons, pour éclairage, l’encyclopédie libre Wikipédia, à l’article « Arbre » : « Les arbres jouent un rôle majeur dans le fonctionnement écologique terrestre en raison de leur capacité à stocker le carbone, à prendre une part active dans le cycle de l’eau et de manière générale à constituer les écosystèmes complexes que sont les forêts, sources et refuges de biodiversité. Ils constituent aussi pour les sociétés humaines une ressource considérable de matériaux (principalement du bois), de denrées (notamment des fruits) et de multiples services ». En conséquence de quoi, ajoute Wikipedia, « Ils occupent dans presque toutes les cultures du monde une place réelle et symbolique importante. »
La poétique écologique a ses fétiches, dont l’arbre – comme l’eau, ou encore l’air – est une composante essentielle. L’art et l’arbre, de tout temps, ont fait bon ménage, du fait notamment de la symbolisation tous azimuts dont cette création de la nature a instamment fait l’objet. L’arbre du Paradis, sur lequel pousse la pomme que vont manger Adam et Ève ; l’arbre de Jessé ; le frêne Yggdrasil des anciens Nordiques ; l’olivier au rameau symbole de paix ; le chêne des druides gaulois ; le pipal dans la culture bouddhiste ; l’arbre de vie... Ceux-là et tant d’autres, au hasard des civilisations, des époques et des styles, font l’objet de représentations qui entendent dire, qui la force, qui l’humilité, qui la socialité, qui la croissance ou la mort des êtres, des corps, du temps. Au regard de la symbolique qu’il engendre, d’une large ouverture sémantique, l’arbre est bien un objet d’art « total » : il peut servir à tout exprimer et aucune civilisation ne se passe de ses services. La modernité artistique elle- même, férue, son heure venue, de monde urbain, de technologie, de produits de l’industrie et de création expérimentale, ne négligea jamais l’arbre : Henri Matisse au temps des Fauves, pour lequel les arbres passent du vert conventionnel au rouge des révolutions ; Piet Mondrian à ses débuts, etc.
Au registre artistique contemporain, dire le respect pour la nature passe fréquemment par la citation de l’arbre. D’une façon conventionnelle, on en couchera la figure sur une toile (Alexander Holland, Michel Potage). Ou on en sculptera les formes (Henrique Oliveira récemment, au Palais de Tokyo à Paris, qui « insère » dans l’architecture du lieu la sculpture d’un majestueux arbre aux troncs noueux). De façon plus originale, on peut faire de l’arbre un « acteur » artistique à part entière, en recourant à l’objet arbre proprement dit, que l’on va accommoder à différentes sauces. Giuseppe Penone, artiste italien affilié à l’arte povera, a fait de ce recours à l’arbre un standard de sa création. Dès les années 1970, Penone se lie de manière ombilicale à l’arbre. Le moulage en bronze d’une de ses mains, ainsi, est inséré dans le tronc d’un arbre en croissance : bientôt prisonnier du bois, le voici serti dans l’écorce, décoratif comme peut l’être un bijou s’affichant sur un corps humain. La dévotion que Giuseppe Penone, sa carrière durant, a exprimé envers l’arbre montre un intérêt qui va croissant, jusqu’à cette extrémité, avouée dans tout son éclat lors de l’exposition organisée en 2013 à Versailles, à l’intérieur du château de Louis XIV et dans les parcs du monument : énorme arbre tronçonné et débité en rondins présenté à l’horizontale, non plus de bois mais de bronze ; arbre véritable inséré dans un double portique fait de deux immenses arbres moulés en bronze ; arbre foudroyé, au tronc fendu, dont les surfaces blessées sont pansées au moyen d’une dorure, comme ressuscité en gloire malgré son funeste destin...
On l’a vu : en 1982, lors de la documenta de Kassel (RFA), l’artiste allemand Joseph Beuys inaugurait avec l’opération 7000 Chênes un nouveau rapport à la nature. Il entreprend de planter dans la région de Kassel rien moins que sept mille chênes. Cet activiste éco-artistique, aujourd’hui, connaît un héritage fort. Beaucoup d’artistes sont, en effet, des « planteurs ». Thierry Boutonnier par exemple, qui se qualifie d’artiste « jardinier » et « multitâches », est de ces brasseurs de terre et de concepts pour qui le principe de la plantation tient lieu de création : il suscite, de façon participative, avec la collaboration de populations locales, la mise en place d’unités potagères ou de jardins (ainsi, il y a quelques années dans le quartier lyonnais de Mermoz). Planter, pour Boutonnier, égale créer. Le jardinage, plus qu’un loisir, est bel et bien une poétique, mais de première urgence, et visant une vraie productivité. Le point d’orgue de l’opération « Prenez racines ! », menée à Lyon durant le printemps 2013, sera de la sorte la plantation, dans un potager de quartier initié par ses soins, d’un chêne dont le gland a été collecté par Ackroyd & Harvey déjà cités dans cette conférence, à Kassel même, au pied d’un des chênes plantés en 1982 par Joseph Beuys. On retrouve ici l’idéologie du care.
Dans l’exposition « Dendromorphies - Créer avec l’arbre », trois œuvres ont un rapport direct avec la question écologique :
(Les décrire au moyen des images) :
Kay Samnag, Cambodgien, L’Homme caoutchouc. Fabrice Langlade, FR, Monsieur.
Sam Van Aken, L’Arbre aux quarante fruits.
Faut-il déceler en filigrane de telles propositions, derrière la glorification monumentale de l’arbre devenu objet symbolique éminent, un peu de cet esprit de « repentance » si fréquent dans la création plasticienne écologique, fort portée à se culpabiliser ? On ne jurerait pas le contraire. L’art « écologique », en plein développement depuis les années 1990, tire une large part de son énergie de la « conscience malheureuse » de l’homme contemporain, occidental avant tout autre. L’Homo Industrialis, né en Europe au 19e siècle, est un pollueur foncier, un destructeur d’écosystèmes né.
*
Demandons-nous maintenant, en guise de conclusion, ce qu’a de légitime la création artistique de type « écologique » - si tant est bien sûr que la création artistique, quelle qu’elle soit, ait à se légitimer – toute création étant légitime de fiat.
Donc.
De même qu’il est de la première urgence de s’inquiéter du Global Warming, du réchauffement climatique, et de penser et mettre en œuvre les programmes permettant de le limiter, lui et ses effets naturels catastrophiques, il est cohérent pour un artiste plasticien de s’engager de fond et de forme au profit de créations plasticiennes « green », écologiques voire écosophiques, pas seulement dédiées à valoriser le combat environnemental mais plus encore à s’inscrire dans le mouvement civilisationnel plus général du care, du « soin », avec en ligne de mire l’amélioration de la vie humaine et l’accroissement de l’harmonie sociale.
Cette nouvelle destination de l’art, ne serait-elle pas souhaitée par toutes et par tous – artistes au premier chef, amateurs d’art de tous genres en second lieu –, est tout sauf aberrante, en effet. Au-delà de la mode, l’art écologique a pour lui sa dimension salutaire, sa propension salvatrice, sa positivité, autant de critères de détermination qui engagent le respect. Sa nature à la fois lanceuse d’alerte, préservatrice et missionnaire en fait un art où l’activisme se conjoint au poétique et vice versa. Cet alliage le soustrait d’emblée à s’exposer à la vacuité, à la gratuité, à la pathétique individualiste.
Au registre de la légitimité, en l’occurrence, il n’y a nulle raison a priori de se demander pourquoi un artiste, aujourd’hui, en notre début de 21ème siècle, vient faire de l’écologie son thème principal de travail.
Pourquoi l’inutilité de cette demande ?
Un, parce que la préoccupation principale de notre époque est, ou en tout cas devrait être, la question environnementale.
Deux, étant entendu que l’esthétique évolue en fonction des préoccupations de chaque époque, parce qu’il s’avère normal dès lors que l’art le plus essentiel, celui qui prend à bras le corps sa propre époque, soit celui qui engage avec la question environnementale une relation d’intensité. Personne ne niera la légitimité propre aux temps paléolithiques consistant à orner la sépulture des morts et à la parer de tous les bienfaits nécessaires pour ce séjour dans l’au-delà, un au-delà que nos grands ancêtres semblent craindre alors plus que tout. Personne, de même, ne niera la légitimité qu’il y avait au 19ème siècle, tandis qu’éclot la Révolution industrielle, à représenter une locomotive lancée à pleine vitesse sur un pont, comme l’illustre le tableau Pluie, vapeur, vitesse de John Mallord William Turner. Il ne viendrait à l’idée de personne, de même, de reprocher à Luis Bunuel et à Salvador Dali de rendre absolument étranges les images qui émaillent le récit de leur film Chien andalou, vache qui traverse un salon bourgeois, conclave épiscopal en bord d’océan ou autre découpe d’un œil au rasoir, l’époque étant à la fascination pour cet inconscient dont la psychanalyse nourrit et valorise au même moment la dimension délirante, débridée et sans nul respect pour les conventions nées de la pratique de la Raison. Personne, encore, ne reprocherait à Pablo Picasso, au début de l’année 1937, tandis que la légion Condor allemande alliée des franquistes espagnols bombarde la ville basque de Guernica, de se lancer frénétiquement dans la réalisation de sa toile au titre éponyme, véritable déclaration de guerre à la barbarie, l’art se faisant dans ce cas-là, ainsi que l’affirmait Picasso lui-même, « arme offensive et défensive contre l’ennemi »...
Si l’art peut vivre de dégagement, d’absence au monde, de retrait sur l’Aventin, il ne lui est pas interdit de s’engager, de suivre la ligne de crête des combats du jour, de s’investir dans une esthétique de l’immédiateté militante. Chacun choisira son camp, dont il pourra au demeurant changer chemin faisant, selon son état de conscience, de solidarité ou de solitarité.
L’erreur contemporaine, ceci posé, serait de croire que l’art peut tout, en particulier, de façon concrète, remplacer la principale action qui vaille en matière écologique, le combat au quotidien et l’activisme programmatique en faveur des valeurs et des pratiques environnementales soutenables. En la matière, l’art ne sait que montrer la voie, il n’est pas la voie.
L’actuel enjeu écologique est majeur. À travers lui est engagée la survie de l’espèce humaine sur la Planète. À travers lui, sans ménagement, se pose la question du maintien ou non de cette même espèce humaine au sein de la « Terre Mère », si possible dans des conditions non-apocalyptiques. Lutter contre le désastre environnemental ? C’est entendu : il le faut, et maintenant.
Que peut l’art, dans cette partie ? Rien, ou si peu. Entendons, rien ou très peu en termes d’opérationnalité concrète.
Quoi ?
D’un côté du ring, l’art – une affaire de poésie, de ressenti esthétique, un répertoire de formes plastiques et d’élaborations sensibles.
De l’autre côté de ce même ring, la réalité écologique à l’ère de l’anthropocène – à savoir, à l’heure où l’on écrit ces lignes, l’émission ininterrompue des Gaz à Effet de Serre (GES) et la pollution atmosphérique qui en découle, le pillage continué des ressources naturelles et la déforestation à grande échelle, la montée du niveau des océans et le réchauffement climatique. N’en jetez plus.
Contre cette déferlante de calamités prospérant de l’irresponsabilité humaine, que peut l’art ? Sans se payer d’illusions, mener avec ses propres armes un combat à bien des titres désespéré mais malgré tout, mené de haute lutte : celui d’artistes plasticiens de toutes obédiences – peintres, sculpteurs, land artists, photographes, vidéastes, performeurs, installateurs, WEB-créateurs... – engagés avec détermination et foi dans la lutte écologique. Un tel combat, ces acteurs « artivistes » le mènent avec un clair souci de l’éthique, jamais négligeable tant que nos sociétés ne seront pas socialement et politiquement parfaites. L’effet de leur engagement « vert », certes, n’est qu’indirect. Est-il pour autant négligeable ? Assurément non, et cela constitue en soi un ferment d’espérance à ne pas négliger par les temps qui courent, de difficiles temps de manque, à commencer par le plus crucial des manques, le manque d’humanité.
Le but visé, salutaire, digne, est ici de hâter, de soutenir la prise de conscience. De mettre l’homme du 21e siècle devant ses responsabilités. Un homme dorénavant chargé de ce fardeau, devoir rétablir dans l’urgence les liens d’équilibre entre lui-même et son milieu vital, et qui peut compter à présent sur le champ de l’art, pour le meilleur forcément.
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